Antonio Damasio, en 1994, dans « L'erreur de Descartes » a grandement réhabilité les théories de William James en considérant le rôle essentiel des réactions somatiques dans l'analyse globale (l'élaboration du sentiment) que l'individu se doit de faire afin d'affronter une situation émotionnelle. Cependant, après avoir beaucoup insisté sur la nature prépondérante des réactions corporelles, il nous précise que l'ensemble de ses hypothèses et conclusions ne reviennent pas à dire que l'esprit est situé dans le corps, mais que, d'évidence, le corps fournit au cerveau davantage que ses moyens d'existence et qu'une simple modulation de ses activités. Il fournit un contenu faisant intégralement partie du fonctionnement mental normal.[1]

Il ajoute, qu'à son grand regret, il existe une catégorie de sceptiques qui pensent que le corps a certes occupé une place importante dans l'évolution du cerveau, mais qu'il est maintenant complètement intégré sous forme de "circuiterie logique" dans les structures cérébrales, de sorte qu'il n'a plus besoin d'être pris en compte directement. Selon lui, cette façon de voir est trop extrémiste et inadaptée à l'intrication globale des perceptions cognitivo sensorielles.

Il peut sembler étonnant qu'un neurologue de la trempe de Damasio affirme que le psychisme ne puisse exister que par et pour un organisme intégré. Afin d'étayer cette assertion, il exprime que le fonctionnement mental ne serait pas ce qu'il est, s'il n'y avait pas eu cette interaction du corps et du cerveau pendant la phase de l'évolution, si elle ne s'était pas poursuivie durant le développement individuel, et ne continuait pas à chaque instant de la vie. Le psychisme a dû en premier lieu se rapporter au corps, faute de quoi, il n'aurait pu être. À partir de la référence fondamentale fournie en permanence par le corps, l'esprit peut ensuite se rapporter à beaucoup d'autres choses, réelles et imaginaires.[2]

Les représentations que notre cerveau élabore pour décrire une situation et les mouvements que nous exécutons en réponse à cette situation, dépendent d'influences corps-cerveau réciproques, impliquant de nombreuses adaptations interactives qui font intervenir l'appréciation de l'environnement à un moment précis, ainsi que la mémoire de situations vécues antérieurement.

Disons-le tout de suite, c'est certainement à ce niveau que se placent les troubles phobiques ou névrotiques qui sont davantage une malédiction psychique largement répandue, commune en quelque sorte à la plupart des humains, que des dysfonctions relevant purement de la psychopathologie.

La confusion que le cerveau fait souvent entre l'appréciation d'un danger imminent et les projections fantasmées issues du passé est nettement en rapport avec l'influence péjorative de certaines remontées somatiques automatiques qui viennent en quelque sorte submerger l'analyse logique et rationnelle que les zones préfrontales se devraient normalement d'assumer, avant de prendre quelque décision cohérente, adaptée et réfléchie. C'est semble-t-il au niveau du "nid-de-pie" [3] préfrontal qu'interviennent les méprises névrotiques qui marquent une capacité insuffisante à analyser rationnellement les événements tels qu'ils sont proposés.

Pour Damasio, le cerveau est amené à élaborer des représentations changeantes du corps, tandis que l'état de ce dernier varie sous l'impact d'influences neurales et chimiques. Certaines de ces représentations restent non conscientes, tandis que d'autres atteignent le niveau de la conscience. En même temps, des signaux émanant du cerveau ne cessent d'être acheminés vers le corps, certains de façon volontaire, d'autres de façon automatique, à partir des régions du cerveau dont les activités ne se manifestent jamais directement à la conscience.

Ainsi que nous l'exprimions précédemment, c'est donc à la frontière des perceptions conscientes et inconscientes, dans une confusion d'intégration, que se situe l'illogisme de certaines réactions inadaptées, davantage motivées par des mémoires du passé que par l'appréciation effective et réaliste de la nature des situations du présent.

Ainsi, pour le philosophe Blaise Pascal[4], nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir.

Ce phénomène incessant d'ajustement et de comparaison entre les situations vécues dans le passé et l'estimation des perspectives induites par nos choix, représente une nécessité psychique qui permet adaptation et cohérence comportementale.

Antonio Damasio ajoute qu'en fonction de ces interactions permanentes, l'état du corps change, et l'image que nous nous en formons change également. S'il est vrai que les phénomènes mentaux sont le résultat de l'activité des neurones du cerveau, ces derniers ont cependant pour tâche obligatoire et prioritaire de traduire l'état du corps et de son fonctionnement, donc de traduire ses manifestations accrues et exacerbées lors de situations émotionnelles.

Mais, notre organisation mentale est prise à défaut lorsque les remontées viscérales sont trop fortes, de par la confusion inconsciente (ou préconsciente, si on veut bien y regarder de plus près) que le cerveau fait entre une appréhension rapide et insuffisamment informée d'une situation du présent et de fortes imprégnations émotionnelles provenant de situations passées.

Pour cela, des circuits somato-psychiques particulièrement virulents, actifs, empressés et prépondérants sont sollicités en première intention. Ils viennent inhiber les capacités réflexives secondaires en forçant l'individu à prendre des décisions à l'emporte-pièce.

Ces circuits psychosomatiques ou somato-psychiques représentent la cible à désactiver lors de traitements intégrés où aucun des deux aspects - psychique comme corporel - ne doit être mésestimé, ou pire, oublié.

Dans certaines circonstances, il semble que certaines molécules messagères (des neuropeptides) puissent parvenir à bloquer, ou alors à déconnecter, les centres corticaux supérieurs, de telle façon que l'organisme se mette à fonctionner sous le seul contrôle des centres du cerveau moyen, beaucoup plus anciens sur le plan de l'évolution et contrôlant essentiellement le comportement instinctif. Ce blocage semble survenir dans des moments de stress intense[5]

Ainsi, si nous désirions nous montrer capables, en toutes circonstances, d'être de purs esprits aux décisions rationnelles, parfaitement efficaces et adaptées, il paraîtrait logique d'entreprendre de nous couper de nos circuits émotionnels et des fausses pistes qu'ils tendent à imposer. Malheureusement (ou heureusement selon d'autres vues), cela n'est ni possible, ni même souhaitable.

Pour nous en dissuader, Antonio Damasio cite comme exemple de nombreux cas de patients atteints de lésions des zones préfrontales du cerveau qui, coupés de leurs feed back somatique - donc de la remontée de leurs émotions signifiée par le corps - s'avèrent totalement incapables de prendre des décisions qui puissent être utiles à leur carrière, à leur santé ou, plus largement, à leur survie.

Il prend comme tout premier exemple, le cas célèbre de Phineas Gage, contremaître de constructions de voies ferrées. Au beau milieu du XIXème siècle, par suite d'une manipulation hasardeuse d'explosif, cet homme a vu une barre en acier traverser sa pommette gauche pour ressortir au sommet de son crâne, endommageant au passage une grande partie de ses zones préfrontales, et ce, de façon bilatérale.

Bien qu'ayant, apparemment, selon les médecins de l'époque qui l'ont examiné, conservé toutes ses facultés de raisonnement, le comportement de Phineas Gage, personne amène, pondérée et sociable, se trouva totalement chamboulé et perturbé : il finit sa vie dans une totale déchéance, en n'ayant pris que des décisions toutes plus préjudiciables les unes que les autres.

Depuis Phineas Gage, l'étude affinée d'autres cas médicaux plus récents, notamment de patients atteints de lésions cérébrales occasionnées par des tumeurs bénignes telles que des méningiomes, ont permis de préciser le rôle comportemental des zones préfrontales.

Par ailleurs, les avancées considérables réalisées en matière d'imagerie médicale ont également apporté leur obole. Mais le plus grand enseignement est en rapport avec les expérimentations animales. Ainsi, les observations qui ont été faites sur des chimpanzés dans les années trente, ont généré cette "mode" chirurgicale de triste mémoire qu'a été la lobotomie frontale. Les lésions préfrontales réalisées de façon expérimentale sur les chimpanzés ayant aboli toute expression émotionnelle, grande fut alors la tentation de réaliser de semblables lésions sur des patients psychotiques. Un certain Egas Moniz, chirurgien portugais, n'hésita pas à franchir le pas. Il obtint même le prix Nobel pour ses travaux en 1949. Ses publications firent malheureusement quelques émules parmi les neurochirurgiens : ainsi, Walter Freeman, médecin américain, réalisa, sans anesthésie générale et sans salle d'opération, plus de 200 lobotomies frontales entre 1953 et 1957 à l'hôpital d'Athens (Ohio).

Cette technique invasive et définitivement mutilante fut employée pour traiter des maladies mentales comme la schizophrénie, l'épilepsie, certains types de dépression, et même des maux de têtes chroniques.

La vogue relative qu'elle connut durant trois décennies déclina assez rapidement à la fin des années cinquante, grâce à l'apparition des médicaments neuroleptiques. Bien que permettant de faire taire les symptômes psychiques, et permettant surtout d'éviter les lobotomies, il faut quand même savoir que cette sorte de camisole chimique que sont les neuroleptiques, possède elle-aussi de nombreux effets désastreux à long terme pour l'organisme. En outre, elle ne peut régler aucun des problèmes psychiques d'un patient. Tout au plus a-t-elle vocation à empêcher l'individu de se nuire à lui-même ou à son environnement, ce qui constitue une alternative momentanément acceptable.

Malheureusement, trop de patients restent définitivement placés sous une inhibition chimique qui les conduit peu à peu à une dégradation psychique précoce qui ressemble beaucoup aux caractéristiques de la maladie d'Alzheimer, et de dysfonctions physiques assez proches de la maladie de Parkinson.[6]

La lobotomie est à présent interdite dans de nombreux pays, elle n'est plus considérée comme une alternative médicale sérieuse mais comme une pratique barbare issue d'une époque révolue. Sous une forme plus précise, plus sélective en matière de lésions cérébrales, lorsqu' aucun autre traitement n'est efficace, elle reste néanmoins parfois utilisée dans certains pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Espagne, l'Inde ainsi que la Belgique : il s'agit alors d'une intervention nommée leucotomie.

Considérons à présent la physiologie – complexe – et encore non totalement cernée des zones corticales préfrontales. Le cortex préfrontal constitue la partie antérieure du lobe frontal du cerveau. Cette région est le siège de différentes fonctions cognitives, considérées comme supérieures, comme le langage, la mémoire de travail, le raisonnement, et plus généralement, de toute capacité associative permettant d'effectuer des choix cohérents pour les besoins d'un individu placé au sein d'un environnement. C'est la zone du cerveau qui a subi la plus forte expansion volumique au cours de l'évolution qui conduisit des primates à l'homme moderne, en passant par les hominidés. À l'heure actuelle, il représente environ 40% du poids total du cerveau.

Le cortex préfrontal – que j'ai appelé précédemment le "nid-de-pie" mais que l'on pourrait également considérer comme un "préposé aux archives" - reçoit des informations en provenance de toutes les régions sensorielles où se forment les images qui sont à l'origine de nos processus de pensée, y compris des cortex somatosensoriels où les états du corps passés et présents sont représentés de façon continue. Ces signaux correspondent donc à des perceptions relatives au monde extérieur ou à des pensées que nous formons au sujet de ce monde extérieur, tout comme à des événements se déroulant dans le corps proprement dit. Toutes les régions du cortex préfrontal reçoivent ce genre d'informations car elles sont toutes interconnectées. Elles font partie de ces régions cérébrales peu nombreuses qui reçoivent des signaux relatifs à n'importe quelle activité prenant place dans notre corps ou notre esprit, à n'importe quel moment.[7]

En outre, le cortex préfrontal reçoit des messages de plusieurs régions biorégulatrices du cerveau. Celles-ci comprennent notamment les ensembles neuronaux modulateurs situés dans le tronc cérébral, par exemple ceux qui produisent des neuro transmetteurs comme la dopamine, la noradrénaline ou la sérotonine, mais aussi ceux de la base du télencéphale qui se chargent de la production de l'acétylcholine. Il est également connecté à l'amygdale, au cortex cingulaire antérieur et à l'hypothalamus. Il se trouve donc en rapport permanent avec l'ensemble des structures chargé d'assurer l'équilibre homéostatique de l'organisme, celles-ci faisant, en conséquence, partie intégrante des mécanismes sous-tendant les raisonnements psychiques et la prise de décision qui en découle.[8]

Par ailleurs, le cortex préfrontal est le lieu stratégique où s'opèrent l'intégration et l'analyse des situations dans lesquelles l'organisme a été impliqué depuis les débuts de son existence. La totalité de la région préfrontale paraît avoir essentiellement comme fonction d'effectuer le classement des données contingentes issues du vécu personnel, et ce, dans la perspective de leur pertinence pour les choix à venir de l'individu.

La raison supplémentaire que Damasio envisage pour expliquer pourquoi le cortex préfrontal se prête bien aux processus de raisonnement intégrant le plus grand nombre de données possibles, est le fait qu'il se trouve directement relié à l'ensemble des voies cérébrales conduisant à des réponses motrices ou chimiques. Notamment, une de ses parties[9] envoie des signaux aux effecteurs du système nerveux autonome et peut ainsi promouvoir des réponses chimiques associées aux émotions, sans que l'hypothalamus ou les structures du tronc cérébral soient impliqués.[10]

En somme, nous devons constater que le cortex préfrontal, et en particulier sa région ventro-médiane, se prête particulièrement à l'établissement d'un triple lien entre : les signaux relatifs à certains types de situations ; les différents types d'états du corps qui ont été associés à certains types de situation au cours du vécu propre à l'individu ; et les effecteurs de ces états du corps.

Ainsi, en conclusion, pour Damasio, l'en haut et l'en bas s'unissent harmonieusement dans le cortex préfrontal ventro-médian[11]. Ceci, bien entendu, est envisagé dans le cadre d'un fonctionnement normal, lorsque les situations précédemment vécues par l'individu lui ont permis d'apprendre, souvent avec quelque tâtonnement, les meilleures stratégies pour réussir à vivre en équilibre et en harmonie au sein de son environnement, tout en respectant ses propres pulsions ou besoins fondamentaux. Mais nous savons bien que la vraie vie est rarement aussi idyllique, et que si un adulte, en pleine possession de ses moyens est tout à fait capable de tirer des enseignements cohérents de ses tentatives, échecs ou réussites, il en va tout autrement pour le cerveau ingénu d'un enfant.

Les traumatismes subis lors de la période de la prime enfance, notamment quand ils dépassent le stade des fortes contrariétés, finissent par imprimer dans l'ensemble des circuits psychocorporels des empreintes excessivement puissantes qui viennent constamment contrarier l'analyse logique que l'individu se devrait de faire lors de situations conflictuelles ultérieures, ou plus simplement, lors de situations à fortes charges émotionnelles.

Ce qu'Antonio Damasio ne contredit pas en exprimant que puisque le cerveau est le public obligé du corps, la perception des émotions l'emporte sur les autres processus cognitifs. Et puisqu'elle se développe en premier, elle constitue un cadre de référence pour ce qui se développe ensuite, et par là, elle intervient dans tout ce qui se passe dans le cerveau, et notamment dans le domaine des processus cognitifs. Son influence est énorme.[12]

Agissant à un niveau conscient, les états somatiques signifiés au cerveau (états somatiques que Damasio nomme "marqueurs somatiques") influencent positivement ou négativement les conséquences des réponses et conduisent ainsi à la recherche, ou à l'évitement délibéré d'une option donnée. Mais ils peuvent aussi opérer de façon cachée c'est-à-dire à l'insu de la conscience. Les "marqueurs somatiques" obligent, par exemple, à faire attention aux préjudices et aux conséquences négatives que peuvent entraîner des choix inappropriés.

Les influences somatiques (ou "marqueurs somatiques" selon Damasio) ne permettent sans doute pas, à elles seules, d'effectuer la totalité de prise de décision chez l'humain puisque des étapes de raisonnement et de sélection finale doivent encore prendre place dans la plupart des cas (mais pas dans tous, puisqu'il existe des stratégies de première intention qui n'aboutissent pas nécessairement à la réflexion). Néanmoins, les informations somatiques tendent à accroître la précision et l'efficacité du processus de prise de décision.

L'hypothèse dite des "marqueurs somatiques" promue par Antonio Damasio implique l'induction, par voie chimique et neurale, des changements prenant place dans tout le corps, c'est-à-dire aussi bien au niveau des viscères que du système squelettique.[13]

Antonio Damasio n'évoque que les avantages d'une telle disposition en exprimant que grâce à l'inhibition de la tendance à agir ou à l'augmentation de la tendance à fuir, les chances de prendre une décision aux conséquences néfastes seront plus petites. Il en conclut que ce mécanisme agissant de façon cachée est peut-être la source de ce que nous appelons l'intuition, ce mystérieux moyen par lequel nous arrivons à la solution d'un problème sans le soumettre au raisonnement.

Ainsi, pour Damasio, l'intuition peut être envisagée comme un phénomène psychocorporel, donc interne à l'humain, si l'on considère la part prépondérante des informations viscéro-corporelles dans ses théories.

Les taoïstes, quant à eux, pensent que les vertus de l'intuition nous sont offertes lorsque nous devenons capables de nous connecter au Shen - expression que nous pouvons incomplètement traduire par "Esprit Supérieur" ou "Esprit Divin".

Pour les philosophes hindous, comme Sri Aurobindo, elle représente une capacité d'accès à un mode de supra conscience.

Dire que les orientaux envisagent l'intuition comme un phénomène descendant serait inexact et réducteur : en effet il est nécessaire selon eux, avant de pouvoir en faire une vertu fiable - plutôt qu'une illusion de plus - de réussir un enracinement corporel suivi d'un parcours initiatique intérieur, procédés qui s'avèrent donc comme des phénomènes montants.

Au fond, pour les orientaux, l'intuition ne peut exister sans les deux mécanismes, ascendant, pour la connaissance et la maîtrise de soi, et descendant pour l'inspiration divine.

Ainsi que nous l'avons entrevu plus avant, Descartes, quant à lui, envisageait l'intuition comme un processus descendant, il en faisait un des piliers du savoir et de la connaissance.

Damasio, somme toute, l'envisage également ainsi, notamment lorsqu'il cite Henri Poincaré. Ce dernier, en effet, pense que dans le domaine de l'invention mathématique, un chercheur est soumis à tellement d'options qu'une vie entière ne suffirait à toutes les envisager. Parmi les combinaisons que celui-ci finit par privilégier, les plus fécondes sont souvent celles qui sont formées d'éléments empruntés à des domaines d'apparence très éloignés. Inventer, c'est donc choisir, mais pour choisir face à un répertoire quasi infini de possibilités, il faut être capable de réaliser une présélection quelquefois consciente, et quelquefois non-consciente, c'est toute la vertu de l'intuition qui est alors toujours accompagnée d'une forte capacité de confiance en soi (donc d'une absence d'inhibition émotionnelle pathologique). Nous voyons ainsi, qu'au final, les différentes conceptions tendent à se rapprocher, elles ne sont finalement séparées que par la part divine que certains désirent accorder à l'intuition.

Par ailleurs, sans les mécanismes de base de l'attention et de la mémoire de travail, aucune activité mentale cohérente ne peut exister. Les mécanismes de base de l'attention permettent de maintenir une image mentale dans le champ de la conscience à l'exclusion (relative) des autres. En termes neuraux, cela demande probablement que l'activité neurale sous-tendant une image donnée soit intensifiée, tandis que les autres activités neurales à son voisinage doivent être diminuées. En outre, le mécanisme de base de la mémoire de travail doit être fonctionnel, de telle sorte que des images distinctes soient maintenues présentes à la conscience pendant une période relativement prolongée.[14]

Toutes ces définitions semblent se rapporter aux vertus traditionnellement attribuées à la concentration et à l'effort mental. Ici aussi, les enseignements des philosophes hindous nous proposent une autre façon d'envisager les choses. Par exemple, Jiddu Krishnamurti nous dit que l'attention et la concentration sont deux choses bien différentes. Pour lui, la concentration procède par exclusions, tandis que l'attention qui est un état de pleine conscience, n'exclut rien.[15] Donc, nous pouvons dire de la concentration qu'elle est une attitude mentale fermée, tandis que l'attention se révèle être une attitude ouverte qui demande disponibilité, réceptivité et adaptabilité. De plus, l'attention peut être tour à tour focale ou large, et de ce fait, par sa plasticité et sa disponibilité, elle nous semble capable de laisser davantage de place aux mécanismes de l'intuition.

Afin de compléter son hypothèse dite des marqueurs somatiques, Antonio Damasio propose donc qu'un état somatique, négatif ou positif, provoqué par l'apparition d'une représentation donnée fonctionne non seulement comme marqueur par rapport à cette dernière, mais aussi comme stimulateur du maintien en activité des mécanismes de l'attention et de la mémoire de travail. Pour lui, les processus en cours sont en quelque sorte encouragés à se poursuivre par des signes indiquant qu'une évaluation est réellement en train de se faire, positivement ou négativement, en termes de recherche d'objectifs préférés.[16] Il est permis de comprendre, à travers cette dernière réflexion, qu'Antonio Damasio ne désire vraiment pas accorder quelque origine supra consciente à l'intuition. C'est son choix, il est donc radicalement différencié du mien, mais cela ne m'empêche pas de le considérer comme un des scientifiques les plus attachants et cohérents dont j'ai eu à lire les œuvres. J'évoquerai, plus avant dans mon ouvrage, sur quoi se fondent mes propres convictions en matière de conscience et d'intuition.