Chez l'Anthropoïde, presque parvenu au sommet du cône, un dernier effort s'est exercé suivant l'axe.
Et il n'en a pas fallu davantage pour que tout l'équilibre intérieur se trouvât renversé.
Ce qui n'était encore que surface centrée est devenu centre.
Teilhard de Chardin

Notre propre corps est-il réellement et harmonieusement centré ? Nous ne savons pas grand-chose de lui, et le plus souvent, il ne se signale à nous qu'à travers symptômes ou impossibilités subites. Même lorsque nous nous observons dans un miroir, nous avons le plus grand mal à nous apprécier. Pourtant, quand un thérapeute observe un patient, avant tout, c'est un humain qui en observe un autre. Les possibilités d'interaction affectives existent pratiquement toujours : les psychanalystes connaissent bien les détournements d'objectivité qui en découlent, ils les ont nommés transferts et contre transferts, car ceux-ci peuvent exister dans les deux sens entre praticien et patient, de façon positive comme de façon négative. Afin d'éviter ces phénomènes, sources avérées de confusion, il convient d'éduquer son regard, autant que sa présence à l'autre, pour ne retenir de la confrontation visuelle que des impressions neutres et distanciées ; celles-ci seront alors validées ou non, par un toucher spécifique, qui doit nécessairement se placer lui aussi dans un espace de neutralité bienveillante. L'ostéopathie connective et tissulaire correctement utilisée permet cela.

Mais, considérons à présent quelques grilles et modélisations basées sur les appréciations visuelles. Certaines ont retenu mon attention car elles semblaient offrir de nombreux éléments attrayants et judicieux.

Á travers toutes les époques et les civilisations il s'en est toujours trouvé certains pour prétendre qu'il existait des relations intimes entre les formes du visage et les traits du caractère. Aristote (384-322 av. JC) a établi le premier traité de physiognomonie. Barthélémy Coclès, au XVIème siècle, en conçut un également.

Mais c'est Franz-Joseph Gall (1758-1828), qui en Occident, au XVIIIème siècle, lança réellement la mode de cette spécialité. Gall, médecin allemand, accomplit des travaux pour tenter de localiser dans l'encéphale un certain nombre de caractéristiques humaines, comme le sens moral, l'instinct de conservation, l'intelligence, etc. Il décréta que l'on pouvait détecter ces caractéristiques par les protubérances, les dépressions et la forme du crâne.

Cette "science" qui eut un certain succès à l'époque, notamment aux États–Unis, fut nommée phrénologie (du grec : phrenos-esprit). Gall était convaincu que quiconque ne se servait pas d'une capacité ne pouvait que la perdre et qu'en conséquence la zone du cerveau qui était associée à cette qualité inexploitée périclitait. Ainsi, les parties du cerveau que l'on utilisait préférentiellement devenaient plus volumineuses, tandis que celles que l'on négligeait étaient censées rétrécir. Cette pseudo science qu'était la phrénologie était néanmoins bien différente que ce que désire être à l'heure actuelle la morphopsychologie.

La morphopsychologie moderne qui doit beaucoup aux travaux du Dr Corman, en est, à présent, à près de cinquante ans d'existence. Le Dr Corman a dirigé pendant quarante ans l'hôpital psychiatrique de Nantes.

La morphopsychologie se présente comme la rencontre entre biologie et psychologie. Elle s'intéresse essentiellement au visage humain, tout en tentant de démontrer que celui-ci renvoie nécessairement au reste du corps, au conscient, à l'inconscient, et à l'intelligence en général. Un seul trait isolé du visage ne signifie rien, il est toujours interprété par rapport à l'ensemble du visage.

La morphopsychologie prône le principe du parallélisme du psychique et du physique, comme manifestation d'une unité fondamentale de l'être. La démarche morphopsychologique ne s'appuie pas sur des données géographiques du visage, mais plutôt sur son histoire. Comment s'est-il constitué ? Comment a-t-il évolué dans le temps ? Que s'est-il passé à chaque étape de maturation ?

Notre visage est certes l'expression de notre patrimoine génétique, mais aussi le reflet des événements que nous avons vécus et la façon dont nous en avons été affectés. C'est de l'alliance ou de l'opposition entre ces facteurs innés et acquis que s'est formé notre caractère.

Il en est ainsi également de notre visage : nous avons en quelque sorte "la gueule de l'emploi". Notre faciès exprime, de ce fait, une rencontre entre l'univers psychologique et l'univers somatique. Bien que s'intéressant plus particulièrement au visage, la morphopsychologie désire interpréter l'interaction continue, sans cesse évolutive du corps, du psychisme et de l'environnement. Elle prétend être dynamique, rendant compte de l'évolution des traits rapportés à la psyché. En outre, elle n'établit pas d'échelles de valeur ou de jugement, même si elle tente de repérer les blocages qui empêchent le visage de s'épanouir.

Il ne suffit pas d'être ou de se prétendre physionomiste pour pouvoir l'exercer, car sans technique et apprentissage préalable, l'individu ne fait le plus souvent que juger l'apparence des autres à l'aulne de ses propres difficultés. Cependant, les meilleurs morphopsychologues peuvent, au delà du cadre rigoureux d'une expérience acquise, faire appel, en partie, aux vertus de leurs capacités intuitives. La morphopsychologie demande certainement d'acquérir un certain regard et cela nécessite donc de s'exercer longuement.

Par exemple, les morphopsychologues distinguent trois parties dans un visage :

Les quatre lois de la morphopsychologie sont : la loi de dilatation/rétraction, la loi de tonicité, la loi d'équilibre et d'harmonie et celle de mouvement et d'évolution.

La loi de dilatation/rétraction explique que quand nous sommes heureux, comme les végétaux par exemple, nous allons croître, nous dilater et occuper l'espace de la façon qui nous est utile et nécessaire.

Par contre, lorsque nous sommes inquiets, nous allons avoir tendance à nous refermer, à nous rétracter.

C'est ainsi qu'on peut repérer dans un visage les parties creuses ou bombées, mais plus globalement, certains visages seront à considérer dans leur forme générale dilatée ou rétractée.

Le maximum de dilatation sera observé chez un bébé bien portant et bien né par exemple. Lorsqu'un nouveau-né a été "porté" dans de bonnes conditions, que sa naissance s'est bien passée, qu'il a été bien accueilli et nourri avec affection, la forme de sa tête est celle d'une boule bien ronde. Dans la dilatation, on a l'impression que l'énergie pléthorique repousse les parois du crâne et les contours de la face vers l'extérieur. De même, les récepteurs – yeux, narines, bouche - n'ayant rien à craindre de l'extérieur, dont ils n'ont perçu aucune menace, sont grand ouverts. Cette ouverture primaire des récepteurs est à associer avec une capacité primaire d'ouverture psychologique, une abondance de vitalité et une facilité d'échange[1].

Á l'autre extrême, comme forme typique de rétraction, nous pouvons considérer le vieil homme en fin de vie, c'est la rétraction qui lui permet de survivre à l'économie. Son visage est tout recroquevillé, fermé, l'ossature est saillante. On a l'impression qu'elle seule apparaît dans ce corps qui a perdu sa musculature et sa vigueur. Ce sont les creux qui dominent.

Cependant, tout au long de la vie en général, le capital d'énergie du rétracté est mieux géré que celui du dilaté ; ce qui explique, que les rétractés vivent plus longtemps en moyenne que les dilatés, qui ont tendance à profiter à l'excès des choses de la vie. Les rétractés sont par nature prudents et s'écoutent toujours. La "vigilance" est un paramètre comportementaliste qui est associé à la dualité dilatation/rétraction.

Ainsi que l'exemple précédemment choisi l'indique, il n'est pas question dans le mode d'observation morphopsychologique d'établir une quelconque hiérarchie de l'une ou l'autre des deux caractéristiques, dilatation ou rétraction, mais seulement de jauger avantages ou inconvénients qui s'y associent. Par ailleurs, nous pouvons prendre conscience que la majorité d'entre nous se situe quelque part entre les deux pôles extrêmes que représentent dilatation et rétraction.

Dans la loi de dilatation/rétraction, un autre paramètre important est celui de "la sensibilité". La sensibilité est liée à la notion de rétraction, il s'agit d'une sensibilité de défense qui semble prévenir les dangers. Il y a rétraction du cadre du visage mais aussi des récepteurs. D'autres dimensions s'attachent à cette loi, mais ne pouvant me permettre d'être exhaustif, je n'en expose qu'un résumé significatif et utile pour la cohérence de cet ouvrage.

La seconde loi est la loi de tonicité. La tonicité caractérise l'intensité avec laquelle l'individu exprime ses fonctions vitales, de l'activité à la passivité. Ce qui est tonique met dans la personne le "faire", le Yang des chinois. L'individu tonique est plein d'entrain, de désir et avide d'activité. On veut avoir de l'emprise sur la vie, les choses, les gens, la personne est directive. Au contraire, l'hypotonie se rattache au yin, au "non-faire", on est de type plus passif, plus languide, on prend le temps d'apprécier la vie, c'est un aspect non-directif, rêveur ou artiste.

La troisième loi est dite d'équilibre et d'harmonie. En fait, en utilisant cette loi, les morphopsychologues cherchent les dysharmonies du visage : celles qui existent entre les trois étages du visage ; celles qui existent entre le côté droit et le côté gauche ; celles qui existent entre l'avant et l'arrière du crâne, ainsi que les dysharmonies possibles entre le cadre et les récepteurs.

Les dysharmonies horizontales considèrent le fait que certaines personnes ont un front large, d'autres un nez imposant, ou d'autres une mâchoire très large.

Si l'étage en expansion est par exemple la partie basse du visage, la qualité d'expansion instinctive qui s'y rattache fait que ces personnes là ont en général un solide bon sens, un appétit matériel marqué. C'est la partie qui donne le plus de qualités terriennes, ancrées dans la réalité et dans les instincts fondamentaux.

Si c'est la partie moyenne du visage qui est expansée, la partie affective donc, la personne est dominée par le monde des sentiments. La vie sentimentale passe avant les projets de travail. Ces personnes là agissent pour être reconnues, aimées appréciées.

Si c'est la partie haute, la zone mentale est prédominante. Tout est passé au crible de l'analyse, tout est mentalisé, parfois au détriment des sentiments ou de l'affect.

Nous avons pris comme exemple les dysharmonies verticales du visage. Les autres dysharmonies qu'elles soient droite-gauche, avant-arrière, ou cadre-récepteurs sont toutes sources de renseignements importants pour les morphopsychologues. Bien que nous ayons trouvé ces indications remarquablement intéressantes, par souci de sélectivité nous les laisserons de côté pour aborder la dernière loi[2].

La quatrième loi de la morphopsychologie est la loi d'évolution et de mouvement. La vie est mouvement, et l'être humain ne saurait échapper à cette règle. Á l'état d'éveil, notre visage est, en principe, en mouvement permanent grâce à un certain nombre de mimiques, et par ailleurs, il évolue et se modifie dans le temps sous l'effet de la maturation et du vieillissement.

Suivant que notre visage est mobile ou au contraire figé, il tendra à exprimer sur un mode non verbal nos humeurs ou nos préoccupations.

Avec le temps qui passe, si notre vie est épanouissante, notre visage aura tendance à se dilater. Par contre si la vie est dure, les forces de rétraction vont devenir prépondérantes.

Le concept de maturité est à placer en rapport avec cette quatrième loi : en effet, les traits enfantins qui rendent enfants et jeunes gens si mignons, mais aussi qui tendent à révéler naïveté et vulnérabilité, cèdent le pas au cours du temps qui passe, et des événements qui enseignent, à plus d'assurance et donc de maturité[3].

En résumé, selon les auteurs, un paramètre morphopsychologique doit toujours être intégré dans la globalité psychocorporelle et modulée en fonction des autres éléments qui s'expriment conjointement.

Le plus difficile pour un morphopsychologue est d'éduquer son regard à bien identifier, sans juger, en tenant compte des possibilités de préjugés en rapport avec ses propres projections.

Ce ne sont que sages paroles, d'ailleurs le monde de la thérapie dans son ensemble est soumis à de telles obligations.

Nous allons à présent franchir le pas qui sépare la morphopsychologie pure, telle que présentée par le Docteur Corman ou par Carleen Binet, et qui est basée sur l'expression des traits du visage, de la morphopsychologie dynamique qui elle étudie les expressions faciales.

Malgré l'affirmation de Darwin selon laquelle tous les individus du globe ont des expressions faciales similaires, la tendance des milieux scientifiques occidentaux a longtemps été de penser que ces expressions variaient selon les milieux culturels.

Des études récentes, notamment en Papouasie-Nouvelle-Guinée, ont montré que des populations, pratiquement coupées de contact avec le reste du monde, non seulement utilisaient les mêmes mimiques en rapport avec l'expression des émotions de base, mais également savaient parfaitement reconnaître la signification émotionnelle d'expressions faciales manifestées par des individus d'une autre culture que la leur.

Par contre, ce qui semble varier en fonction des cultures, est le droit d'exprimer certaines de ses émotions en public. La rigidité du contrôle social (et surtout parental) des manifestations de l'affectivité est connu pour être une des sources principales de refoulements et de névroses.

Paul Ekman et Wallace Friesen, en 1975, ont constitué un atlas d'expressions faciales normalement associées à différentes émotions. Ils ont pris comme postulat de base qu'il n'existerait que six émotions primaires : surprise, colère, tristesse, dégoût, peur et joie. Les autres émotions, et donc les expressions qui s'y rattachent, seraient constituées d'un mélange manifesté de ces six émotions primaires.

Ces données sont invalidées par d'autres auteurs plus récents comme Scherrer (1989). Ce dernier, par exemple, argumente que ces données n'ont pas été établies sur des faits biologiques.

De mon côté, j'aurais tendance à considérer que la surprise elle-même peut être teintée selon les circonstances de joie, de colère ou de peur, et que de plus l'oubli du chagrin en tant qu'émotion primaire semble grandement contestable.

Antonio Damasio (1994) conçoit les émotions primaires comme des réactions innées pour l'homme ou pour l'animal qui tendent à remplir des fonctions de sauvegarde par rapport à un danger potentiel issu de l'environnement.

Nous retrouvons ici les éléments principaux de la théorie d'Henri Laborit basée sur cette trilogie essentielle : fuir, combattre ou ne rien faire[4].Ces réactions innées comprennent des signaux émis par les organes récepteurs vers le corps proprement dit, système moteur, système nerveux autonome, ainsi qu'en direction du cortex modulateur, et enfin, un certain nombre de réactions endocrines et chimiques.

Les émotions secondaires elles, sont des émotions que l'on apprend, c'est-à-dire qu'elles sont acquises tout au long de l'histoire individuelle, un lien est créé entre émotion primaire et stimulus déclenchant[5].

Je trouve, pour ma part, cette distinction entre émotion primaires innées et émotions secondaires acquises plus conforme à une réalité biologique.

De la capacité de l'individu à réellement évaluer et à moduler ses premières pulsions en rapport avec ses premiers apprentissages, dépend au final l'adaptation de la réponse à la réalité de la situation et non à une situation fantasmée. C'est bien entendu, ici, que se place toute l'étendue de la difficulté humaine, en rapport avec des empreintes précoces puissantes et tenaces qui annihilent tout processus de raisonnement lucide et distancié.

Le corps d'un individu qui semble parfaitement maître de ses émotions manifeste malgré tout des réactions intimes, fugaces et subtiles qui sont les témoins de ses expériences précoces. Son visage, sa gestuelle ou ses mimiques peuvent également trahir, de façon extrêmement rapide, tout doute ou réminiscence qui se rapportent à de tels événements.

Ekman et ses collègues ont enregistré ce phénomène grâce à des films très ralentis. Ces expressions ne sont de l'ordre que de quelques microsecondes, et pourtant, elles peuvent être perçues par des observateurs entraînés. De plus, selon le résultat d'autres expériences, elles sont souvent perçues de façon subliminale par le commun des mortels, notamment quand l'attention se déplace de la seule écoute de la parole vers une perception plus globale de l'autre, donc avec une écoute plus fine et plus intuitive.

L'anatomiste français Francis Guillaume Duchenne de Boulogne, en 1862, a démontré que l'on pouvait distinguer le vrai sourire (spontané) du faux sourire (délibérément produit) en prenant en compte l'utilisation des deux muscles principaux mis en jeu lors de l'élaboration du sourire : l'orbiculaire de l'œil qui entoure l'œil et tire la peau depuis les joues, et le grand zygomatique qui remonte le coin de la bouche et des lèvres. Selon Duchenne, le grand zygomatique peut être contracté volontairement, cependant que l'orbiculaire de l'œil n'intervient que dans la joie véritable[6].

Depuis l'antiquité, les yeux sont considérés comme la porte de l'âme. Pour les chinois, le regard reflète la qualité du "Shen Ming" soit : la Lumière de l'Esprit.

Souvent, pénétrer dans le puits noir de la pupille de notre interlocuteur, si celui-ci accepte cette intrusion, nous permet de connaître en un tourbillon subit et vertigineux la réalité de son être et de son authenticité, au-delà des masques et des apparences.

Et puisque cet échange est fait de réciprocité, il naît ensuite d'authentiques liens d'amitié ou d'amour, ou plus simplement un échange sincère et productif.

En plus des yeux, le visage est, de toute façon, le centre d'intérêt d'une communication orale assumée, sans embarras ni faux fuyants.

Lors de cette sorte de tête à tête qu'est un échange basé sur le verbe, notre attention est focalisée tout particulièrement, et de façon quasi hypnotique si nous sommes amoureux, sur la sphère du visage, et notamment sur les récepteurs principaux que sont les yeux et la bouche. Le reste des signaux corporels passe largement au second plan, du moins, il n'en subsiste la plupart du temps que des informations subliminales.

Pourtant, toutes ces informations émanant de gestes, d'attitudes, de déplacements et de postures qui accompagnent et scandent les données orales, sont riches de multiples enseignements pour l'observateur qui sait prendre quelque recul, afin de réussir à englober et à appréhender, de façon élargie, le langage du corps dans la totalité de ses représentations et significations.

Laissons de côté, à présent, ce mode très intéressant d'observation du visage humain que nous propose la morphopsychologie qu'elle soit figée ou dynamique, pour élargir notre point de vue en tentant de considérer ce que le reste du corps peut avoir à nous révéler par une simple observation visuelle, notamment dans un cadre somato-émotionnel, et ce, en dehors, bien entendu, des fondamentaux classiques de la médecine ; fondamentaux que malgré tout chaque thérapeute se doit de connaître, afin d'effectuer des diagnostics différentiels et de proposer une orientation thérapeutique adaptée…

C'est ici que nous retrouvons Wilhelm Reich, dont nous avons déjà précédemment rencontré l'univers thérapeutique. Cet auteur va nous permettre d'envisager un bilan complet des postures et stigmates corporels en rapport avec certaines difficultés de la sphère affective.

En tout premier, dans « L'analyse caractérielle », ouvrage majeur s'il en est, il exprime à sa façon rude, crue et imagée, que les difficultés de l'anneau oculaire[7] de la cuirasse se signalent par la contraction et l'immobilisation de la totalité des muscles de cette zone, d'où l'immobilité du front et des paupières, l'expression "vide" des yeux. Chez d'autres, les yeux se présentent comme des fentes étroites.

Nous retrouvons là certaines considérations de la morphopsychologie, et notamment l'importance des récepteurs oculaires, tout comme l'idée que la partie basse du visage peut, elle, garder une certaine mobilité. Cette partie basse (le deuxième anneau de Reich), peut à son tour apparaître comme rigidifiée et tendue notamment, menton, bouche et occiput, et exprimer une incapacité à se mettre en colère.

Pour le troisième anneau, qui est globalement centré sur le cou et la nuque, la posture typique, ainsi que nous l'avons déjà exposé, est celle d'un homme qui se contracte et se tasse sur lui-même pour tenter de réprimer sa colère.

Le quatrième segment est le plus vaste anatomiquement, et le plus important fonctionnellement : il s'agit de "la cuirasse thoracique". Les émotions enkystées du thorax sont le point de départ de la plupart des gestes expressifs des bras et des mains. Donc, la cuirasse thoracique est responsable des gestes embarrassés des bras et d'une attitude générale de dureté et d'inaccessibilité. Les caractères résolus, hautains, inaccessibles, distants, supérieurs et réservés rentrent dans ce mode d'expression.

L'attitude martiale ou militariste est une de celles qui recourent à l'expression correspondant aux blocages et fixations de la tête, du cou et du thorax. Entre les deux omoplates, se trouvent deux faisceaux tendus et douloureux, qui s'ajoutant au retrait arrière des épaules semblent signifier un "Non" catégorique et péremptoire.

Le verrouillage du cinquième segment, celui du diaphragme s'exprime par une augmentation de la lordose de la colonne vertébrale, le bord antérieur des côtes fait une saillie rigide. Le patient est plus ou moins dans l'incapacité de courber sa colonne vertébrale vers l'avant, surtout dans cette portion. Si on demande au patient d'inspirer, il le fait puissamment, mais l'expiration tarde à venir spontanément. Au contraire, si on lui demande d'expirer, il s'exécute, mais non sans de grands efforts.

Pour Wilhelm Reich, l'élimination des raideurs de ce segment est une des tâches principales d'un thérapeute psychocorporel. Wilhelm Reich demandait à ses patients d'effectuer des sortes d'efforts de vomissement, sans s'arrêter de respirer, afin de tenter de desserrer cette partie souvent rebelle de la cuirasse.

Selon l'auteur, dans les quatre premiers segments, il n'est pas vraiment difficile de reconnaître les expressions affectives : l'inhibition de l'étage oculaire exprime le vide, le retrait ou la tristesse, un menton rigide exprime la colère contenue, le cou la difficulté à avaler, et enfin, le nœud dans la poitrine explique le désir de se libérer par des larmes ou des cris.

Par contre, il est impossible de traduire dans le langage des mots le langage expressif du segment diaphragmatique ; ce que sa libération semble signifier, nous fait littéralement plonger dans les abîmes inexplorés de la fonction vitale[8].

Pour ma part, je crois que ce blocage a fort souvent à voir avec les débuts de la vie, et donc avec le tout premier mouvement diaphragmatique tel qu'il intervient à la naissance. Aussi génial qu'il ait été, il semble que Wilhelm Reich soit passé à côté de cette évidence qu'est le premier souffle…

Les abîmes sont là pour être explorés et j'ai tenté de le faire dans la profondeur inconsciente de ma propre chair, pour un immense bénéfice à l'arrivée. Je ne puis que recommander à chaque individu, ayant l'intuition que quelque chose dans la récurrence de ses remontées émotionnelles est en rapport avec cette période, d'en faire autant. Guidé par un professionnel compétent, cette descente dans les raisons profondes du corps est sans danger et de plus elle permet d'accéder à une authentique "Renaissance"[9].

Le sixième segment, celui de l'abdomen, est prétendument moins difficile à éliminer que les autres, ce que j'ai contesté dans un chapitre précédent, notamment à cause d'un certain nombre de fixations viscérales ayant des relations importantes avec la sphère émotionnelle notamment aussi à cause de la présence à ce niveau d'un point capital en énergétique chinoise nommé Ming Men qui signifie : Porte du Destin ou Abri du Souffle. Les phénomènes d'hyperlordose douloureuse peuvent donc, également, se rapporter à cette portion.

Enfin, pour le septième anneau, Wilhelm Reich nous rapporte qu'il existe une angoisse pelvienne spécifique et une colère pelvienne spécifique. Tous les muscles sont tendus et douloureux, conférant rigidité, manque de grâce et de vitalité de cet étage.

Quand se manifestent les impulsions de l'acte sexuel, conformément au principe biologique de plaisir, les sensations de plaisir se transforment invariablement en impulsions de colère, parce que la cuirasse ne permet pas le développement des contractions et convulsions involontaires qui devraient accompagner la progression de l'orgasme. Le plaisir inhibé se transforme en colère, et la colère inhibée en spasmes musculaires persistants.

De nombreux auteurs actuels ont manifestement été influencés par l'œuvre de Wilhelm Reich.

Ainsi, un Gestalt-thérapeute, James Kepner, dans son ouvrage Le corps retrouvé, nous prévient que lorsqu'un thérapeute reçoit dans son cabinet un homme, une femme ou un enfant, il ne se met pas seulement à l'écoute d'une parole, mais aussi d'une expérience[10].

Cette expérience prise au sens large, est l'expérience d'une vie, d'une existence, dont les événements et les heurts, ou les bénéfices, vont marquer d'empreintes durables l'univers corporel du patient. Elles ressortiront à travers présentation, démarche, attitudes, mimiques et plus encore dans l'expression de la posture qui représente, en jargon médical, une certaine façon de se tenir.

Les différentes significations du corps ne s'expriment pas d'ailleurs, toujours et uniquement, par des attitudes extériorisées manifestes. Il conviendra aussi de savoir lire les gênes, les ralentissements, les hésitations, les freins et tous les modes de retenues qui peuvent aboutir, à l'extrême, à l'impression d'un univers psychocorporel inhibé et donc profondément figé.

Ce sont des notions à rapporter aux formes de rétraction que nous avons pu entrevoir précédemment dans l'étude du visage.

James Kepner nous dit que le regard du thérapeute, mais aussi tous ses sens, recevront l'expérience singulière et unique du patient. Il nous prévient que malheureusement, bien trop souvent, la globalité de l'expérience humaine est fragmentée, divisée par les mots qui séparent corps, pensées et émotions, comme si les uns pouvaient exister sans les autres[11].

Plus grave encore, des significations ont été construites, des fictions ont été élaborées, entraînant de nouveaux symptômes, signe d'une souffrance qui n'a pas pu se déployer à cause de la fuite de contact de l'autre et son incompréhension. Et ça ne bouge plus, ça ne circule plus, ça se fige.

La Gestalt-thérapie, fondée en 1951 par Perls et Goodman, est sans doute l'une des premières psychothérapies à avoir tenté de développer une approche globale de l'être humain. Les fondateurs ont clairement désiré éliminer d'emblée les oppositions classiques entre corps/esprit, soi/monde, intérieur/extérieur, émotionnel/réel, subjectif/objectif, biologique/culturel, personnel/social, conscient/inconscient.

Pourtant, près de soixante ans après ces débuts, notre langage usuel reste tout aussi dualiste. Mais peu à peu, il semble qu'il se construise une forme de pensée qui le soit moins, même si pour ainsi dire, elle est contrainte de faire usage de concepts millénaires qui n'ont guère trouvé de successeurs et qui ne facilitent pas l'unification nécessaire. Si, par exemple, une partie des acteurs de la médecine psychosomatique continue à séparer le corps et l'esprit pour attribuer à l'esprit la cause et au corps les effets, une tendance à une approche unifiée se fait jour, sans qu'on puisse dire vraiment qu'elle dispose des outils nécessaires et encore moins suffisants[12].

Tout en gardant à l'esprit une indispensable humilité, en rapport notamment avec la nécessité de progresser et de mieux cerner cadre et limite d'exercice, l'ostéopathe œuvrant dans l'univers somato-émotionnel peut effectivement prétendre à disposer de tels outils.

Je crois, en effet, qu'il est autorisé à le faire, car les capacités tactiles des ostéopathes aguerris atteignent des niveaux de performances incroyablement discriminatives. Ces capacités peuvent s'exercer pour déterminer de façon sûre et fiable les inscriptions au cœur des fibres corporelles des stress d'origine psychique. Il reste néanmoins à former l'ensemble des praticiens à de tels objectifs thérapeutiques, pour que la profession d'ostéopathe réussisse à acquérir une homogénéité que pour l'instant elle ne possède pas.

Qu'il soit bien compris que je n'essaie certainement pas de prétendre que le point de vue ostéopathique est supérieur à tout autre. Le contenu de cet ouvrage, que je désire comme un manifeste œcuménique, est bien là pour démontrer une volonté d'élargir tout point de vue par trop étriqué et dogmatique.

Mais je désire exprimer que le thérapeute ostéopathe a reçu un certain cadeau, une certaine grâce, un outil hautement qualifié et indispensable : ce toucher tellement subtil - fiable lorsqu'il est référencé et exercé - qui permet d'accéder à des données qui restent occultées dans d'autres pratiques.

Malheureusement, nous savons bien aussi, qu'il est possible que certains thérapeutes, suite à une étrange alchimie personnelle, arrivent à transmuter cet argument en or pour les uns, en plomb pour d'autres…

Poursuivons avec James Kepner qui précise qu'en Gestalt-thérapie, si la personne y est abordée comme une totalité, c'est parce que soi et corps sont intrinsèquement inséparables.

L'énergie, la vitalité, la vigueur et la force que nous dégageons sont des aspects qui caractérisent très nettement notre présence physique. L'ardeur que nous déployons pour nous déplacer, la puissance qui se dégage de nos paroles, l'éclat qui émane de notre peau, notre capacité à agir et à affronter les difficultés, tous sont des éléments qui révèlent notre degré de mobilisation pour la vie.

Ainsi selon James Kepner, le ton de la voix, la respiration, la posture, les gestes et la position corporelle nous renseignent sur la capacité de mobilisation des personnes qui parlent, derrière le message qu'elles communiquent[13].

Pour certains thérapeutes particulièrement bien centrés et préalablement exercés, ces messages, apportés par regard et ouïe aiguisés et affinés, établissent une signification, bien avant tout échange verbal.

Pour d'autres encore plus exercés, même une approche totalement muette et silencieuse est éloquente et suffisante, par le biais des interactions magnétiques et des champs énergétiques entourant les corps. Ces interactions muettes existent sans l'ombre d'un doute, elles précèdent et fondent toutes rencontres humaines ou animales, elles influencent même le plus commun des mortels qui n'en a pas conscience et qui pourtant fonctionne sur ce mode qui lui sert à forger ses à-priori.

C'est ce type d'univers invisible, que nous pourrions dénommer partiellement sous le terme de "non-dit", qui rend la communication si fausse, si malhabile et tellement distanciée au sein des univers familiaux. Cette ambiance lourde qui ne se dit pas, qui ne se voit pas, mais que pourtant, tout le monde ressent. Elle est, et chacun le sait confusément, une source permanente de quiproquo.

Au final, les membres d'une tribu familiale s'opposeront sans fin sur des détails annexes et incongrus et n'oseront jamais évoquer franchement les causes essentielles et fondatrices des litiges ou réclamations en cours.

Mais pour pouvoir appréhender toutes les implications qui se rapportent à ces phénomènes, je puis concéder qu'il s'agit d'une toute autre étape d'apprentissage sensoriel, voire même supra sensoriel.

Pour nous pencher à nouveau sur des éléments plus traditionnels, James Kepner nous demande d'être attentifs à la forme de respiration des patients.

Leur respiration accompagne-t-elle naturellement les mots qu'ils prononcent ? Ces personnes "portent-elles" littéralement leur discours par des gestes ou une posture particulière ? Ont-elles suffisamment d'énergie pour agir et pour maintenir assez longtemps leur action afin que le contact avec l'environnement et l'auditoire soit complet ? Rechercher et trouver un emploi, venir à bout d'un projet à long terme, faire face à une maladie ou savoir gérer des crises familiales, toutes ces situations mettent en jeu des actions qui nécessitent un investissement prolongé.

Lorsque l'énergie et le soutien de soi diminuent, ces longues séquences d'action s'essoufflent rapidement et finissent par s'arrêter. Il est alors temps de se demander ce qui interfère avec la capacité de mobilisation[14]. Cette énergie de mobilisation, sa diminution ou son absence, sont des éléments perceptibles lors d'un entretien oral, préalable à tout contact avec nos patients.

Rejoignant des concepts que nous connaissons bien à présent[15], James Kepner nous dit qu'il y aussi des actions très intenses, qui réclament une montée d'énergie importante pour qu'elles puissent se décharger d'autant et un soutien ferme pour maintenir un seuil d'intensité suffisant. Dans l'acte sexuel, le degré de décharge et de contact au moment de l'orgasme dépend pour beaucoup de la capacité de l'individu à se mobiliser et à se charger d'énergie, grâce à une respiration profonde et à des mouvements pleins et rythmiques.

Malheureusement, si des praticiens à vocation réellement holistique comme James Kepner n'hésitent pas à mettre la main à la pâte et à joindre le geste à la parole, une grande partie des pratiquants de la Gestalt-thérapie ne franchit pas concrètement et matériellement la distance qui les sépare de leurs patients.

S'ils observent bien, de façon souvent judicieuse, posture et stigmates corporels, ils ne possèdent que peu de moyens manuels de permettre au patient de les éliminer. Il ne suffit pas de mettre simplement le doigt dessus, il est indispensable, notamment pour les empreintes les plus inconscientes qui se trouvent être celles des débuts de la vie et de la conception, de les aider par des manœuvres adaptées, à s'extraire des attaches et des entrelacs (des contrats) qu'elles ont contractées avec la matière corporelle.

Pour ce faire, ainsi que nous l'envisagerons, il convient d'utiliser des états de conscience modifiée ; eux seuls sont susceptibles de permettre l'expulsion des matériaux inconscients profondément enfouis au cœur des tissus.

Selon un autre auteur, Frans Veldman, qui se trouve être le fondateur de cette science de l'affectivité qu'est l'haptonomie, il convient d'établir un distinguo entre la "corporéité" et la "corporalité animée".

Frans Veldman est friand des distinctions linguistes et ses ouvrages en sont remplis de façon assez roborative pour un prime abord. Néanmoins, à force de les consulter, j'ai fini par comprendre la justification et toute la richesse des nombreuses nuances ainsi apportées.

La "corporéité" désigne le "corps objet". Le terme englobe les qualités anatomiques et physiologiques qui se manifestent dans les fonctions vitales anatomo-biologiques. La corporéité est donc rattachée à la forme du corps et aux propriétés biophysiologiques individuelles. Elle dépend à un certain degré de notre héritage génétique, mais également du biotope, du climat, de la culture ethnographique, ainsi que des influences du milieu social dans lesquels nous vivons.

La "corporalité", quant à elle, exprime l'intégralité et l'unité psychophysiques typiquement personnelles de nous-mêmes en tant qu'individus, qui en nous représentant, manifeste notre manière d'être corporellement dans le monde, c'est-à-dire la façon particulière dont nous usons de notre existence corporelle et dont nous l'avons intégrée dans notre façon "d'être là".

La corporalité représente donc pour l'être humain, le corps de présence vitale, plein de vitalité expressive, "le corps qu'il est".

L'approche haptonomique, et il devrait en être ainsi de toutes les approches à vocation somato-émotionnelle, désire s'adresser explicitement à la personne sous l'angle de la corporalité de représentation. On dépasse de ce fait sa corporéité. Le Soi (le Moi-conscient) qui représente le propre, l'authentique et le fondamental de l'être humain, donne à la corporalité de représentation une identité personnelle et un sens profond, qui exprime l'Âme incarnée. La corporéité lui est ainsi inféodée et reçoit cette vitalité émanant du projet profond[16].

Nous ne pouvons qu'apprécier les distinctions subtiles de Frans Veldman ainsi que les implications qui en découlent. Nous quittons l'univers de la simple et crue évaluation visuelle morphopsychologique pour rentrer dans une espace affectif beaucoup plus subtil et infiniment signifiant.

J'essaie de privilégier dans ma démarche personnelle davantage ce type de modélisation car celle-ci englobe et propose tout à la fois l'appréciation des difficultés de l'individu et en même temps les possibilités de résurgence qui restent signifiées, malgré tout, dans un amalgame de souffrance et de distorsion psychophysique.

Á force de ne concevoir les choses que sous l'angle de la pathologie, nous pourrions avoir tendance à oublier que le patient contient problème et solution, étouffement autant que désir de soulagement. La demande de l'être enfermée et déviée de son projet est le véritable – et peut-être bien le seul - moteur de la guérison. Il nous faut la garder en permanence en ligne de mire, même et surtout, lorsque les résistances sont particulièrement marquées ; cela n'est pas toujours aisé.

En outre, propos et modélisations de Frans Veldman font apparaître bien plus que de simples considérations psychophysiques, nous entrons de plain-pied dans la dimension supérieure de l'être humain, celle que nous devrions décider d'assumer au grand jour, pour enfin réussir à fonctionner en pleine conscience et pleine utilisation de ce surcroît de matière cérébrale que la nature nous a généreusement alloué.

Ainsi, nous pouvons prétendre à être des animaux réellement utiles et évolués. Jusque-là, nous ne sommes bien souvent que des individus imbus, des sortes de primates qui ont trouvé une baguette magique, sans pour autant réussir à apprendre les formules magiques qu'ils doivent utiliser pour espérer en tirer bénéfice.

Frans Veldman affirme que l'humain exprime son âme et son Être, son Essence à travers sa corporalité, dans sa manière d'être, dans sa représentation personnelle. On peut donc parler d'une corporalité "animée" qui, dépassant la corporéité, désentrave l'humain et lui donne la possibilité de révéler en toute créativité, dans son intentionnalité vitale, son âme et son esprit.

C'est bien la corporalité "animée", support et reflet de la santé psychique, qui caractérise le parcours de la personne. C'est une personne, un être, qui se révèle et s'active ainsi, dans un espace de vie, naturel et libre.

Mais Frans Veldman nous prévient - mais nous le savions déjà - que cette liberté est néanmoins relative dans le cadre des relations affectives humaines[17]. Ce manque de liberté tient certes à la qualité ou aux défauts de notre environnement, social ou familial, mais aussi, à notre propre façon d'appréhender impacts et heurts de l'existence, en rapport avec les expériences négatives précoces de la petite enfance. Elles sont des sortes de lunettes de distorsion qui nous font voir le monde d'une certaine façon, sans que nous prenions conscience de leur omniprésence.

La base de nous-mêmes en tant que personnalité, ce que Frans Veldman nomme "ipséité"[18]a été posée par la "confirmation affective" de notre Être, comme "Bon en soi", dès les tout premiers instants de notre vie. Par cet accueil, nous nous savons reçus, reconnus, et acceptés par nos parents comme "Bons".

Cette confirmation affective nous permet de nous ouvrir au monde et de transformer notre "paraître" en "existence". Alors peut commencer la marche vers une existence consciente, autonome et responsable.

Au contraire, la privation de cette étape fondatrice que constitue la confirmation affective, entraîne des manques et des lacunes qui s'exprimeront dans une corporalité qui apparaîtra ainsi de nature moins animée. Au tout début, l'humain commence par aimer son "Être" comme ego. En grandissant et en mûrissant, cet amour-propre égocentré, sinon égoïste, devient tout d'abord conscience de Soi, avant de devenir confiance en soi lorsqu'il a reçu une confirmation affective. Ainsi, apprend-il à s'accepter, content de soi, à s'aimer soi-même, condition fondamentale pour pouvoir à son tour confirmer et aimer autrui.

Frans Veldman insiste sur un point qu'il juge essentiel, et tous les thérapeutes devraient l'intégrer, c'est le fait que l'approchant, aussi bien que l'approché, engage sa propre "corporalité de rencontre affective"[19]pour se rendre présent et se présenter sincèrement, de façon limpide et transparente, dès le premier instant de la prise de contact[20].

En tant que thérapeutes nous devrions nous poser la question de savoir comment nous-mêmes nous pouvons réussir à lever nos écrans, nos masques et notre désir de paraître, avant même de chercher à comprendre la souffrance de l'autre, ou à désirer exercer un pouvoir thérapeutique totalement illusoire car coupé des vertus et possibilités d'une rencontre authentique.

Nous allons à présent modérer cette tendance quelque fois excessive, et en tout cas très répandue, du "tout psychosomatique".

Lorsque nous apercevons la silhouette voûtée de quelqu'un, nous pouvons penser que cette personne porte "toute la misère du monde sur ses épaules", ou qu'elle en a "plein le dos", pour utiliser des expressions très populaires.

Nous pouvons penser que beaucoup de responsabilités, inhibitions et contrariétés sont venues s'accumuler dans son existence et que leur addition et leur cumul a fini par marquer durablement la posture de cette personne. Nous pouvons imaginer au dessus de sa tête, symboliquement s'entend, l'ombre persistante de la main d'un père violent, ou les reproches permanents et accablants d'une mère psychorigide, l'un ou l'autre, ou l'un et l'autre l'ayant obligé à baisser les yeux et à courber l'échine.

C'est souvent ainsi que la plupart des psychologues, qu'ils soient bioénergéticiens, gestaltistes, néo comportementalistes ou morphopsychologues ont tendance à envisager les choses.

Pourtant, il existe d'autres alternatives, d'autres causes possibles à considérer.

Cette cyphose dorsale marquée peut être la simple conséquence d'une posture de travail, aggravée par une absence totale d'exercice physique, ou la manifestation d'une souffrance pulmonaire occasionnée par un tabagisme conséquent et à long terme, ou encore se rapporter aux séquelles d'un asthme allergique, mais surtout, elle peut constituer le stigmate d'une compression d'ordre mécanique, intervenue pendant la phase intra utérine et dont l'individu n'a jamais réussi à se débarrasser.

Un toucher thérapeutique exercé permet de connaître et de distinguer l'impact potentiel et manifesté de chacun de ses éléments, avant de choisir des solutions adaptées à chaque cas. Ceci est infiniment important, car en se trompant sur la vraie cause d'une manifestation posturale, nous ne pouvons qu'aggraver la souffrance du patient, le dirigeant de ce fait dans une direction thérapeutique inappropriée.

Á l'époque où nous vivons, en rapport avec un incroyable développement des moyens de circulation des informations et communications diverses, les thérapeutes ne devraient pas demeurer cantonnés d'un côté ou de l'autre de la barrière corps-esprit.

Pour espérer soigner efficacement et durablement, il nous faut tenter de connaître les deux aspects, les deux racines de la souffrance humaine, avec leurs implications, leurs spécificités, leurs associations, ou leurs renvois. Assurément, d'ailleurs, certaines lacunes sont davantage induites par le manque de curiosité de certains thérapeutes que par de réelles barrières dogmatiques. Quand bien même ces dernières existeraient, il nous faut impérativement les franchir pour pouvoir prétendre à une approche holistique résolument moderne, car dans l'air et dans la nécessité du temps.